Édito
Arrivée en France ?
Patrie, matrie, pays d’origine – je n’ai jamais su traduire le mot allemand « Heimat ». Je dois d’ailleurs avouer que ce mot aux résonances ambiguës – un peu traditionalistes, un peu kitsch, un peu nostalgiques, un peu dangereuses aussi – ne m’intéressait pas avant d’arriver en France.
Il ne m’a pas non plus intéressé les premiers jours, lorsque j’ai déambulé dans les rues de Lyon, étudiante à la recherche d’un croissant croustillant comme dans les films, d’une bouteille d’orangina rondouillette comme dans mon manuel de Français.
Je n’ai pas non plus pensé à la « Heimat » lorsque j’ai lorgné vers les grappes d’étudiants français qui rigolaient dans la cour de l’université, exposant leurs dernières traces de bronzage et échangeant des ragots sur les copains, les profs. N’étaient-ils pas comme moi, Européens, citoyens du monde, tous semblables ? Je ne percevais pas la différence.
Je n’avais pas encore tendu l’oreille.
En effet, je ne me suis pas méfiée de la question posée par la boulangère, la caissière de supermarché, puis par la brune aux yeux verts que j’ai abordée parce qu’elle était en train de s’inscrire, comme moi, en littérature française, toujours cette même question : « Vous avez un petit accent, vous venez d’où ? »
A ce moment-là, je prenais la question pour une marque d’intérêt, et je répondais avec un sourire béat que oui, j’étais Allemande mais que non, pour l’instant « mon » pays ne me manquait pas trop. Il est vrai que j’avais un accent à couper au couteau, que je trébuchais sur les syllabes, que je cherchais mes mots en gesticulant.
Mais tout allait s’arranger, n’est-ce pas : j’allais arriver en France, un jour.
En attendant, c’était quand même difficile d’apprendre le Français.
Plus tard seulement, lorsque je maîtrisais objectivement la langue, lorsque j’avais écrit mon premier livre en français, et que le libraire me disait pourtant encore que ce roman était un peu difficile pour moi ; que la vendeuse de chaussures s’inquiétait toujours sur mon envie de rentrer « au pays » ; qu’un collègue s’étonnait que j’étais marié à un Français ; plus tard seulement, j’ai compris que l’accent était une cicatrice. Une marque qui me désignait comme « autre ».
Décidément je n’étais pas encore arrivée en France.
Le problème, à ce moment, c’est qu’on avait commencé à me dire la même chose dans « mon » pays : que je parlais avec un petit accent. N’étais-je pas Française par hasard ? J’ai alors commencé à ne plus trouver mes mots, dans ma « propre langue ».
J’écris désormais mes histoires en Français. C’est en Français que je cherche la signification du mot « Heimat ». Je ne la trouve toujours pas. « Haimat-los » je suis alors, peut-être, comme on serait sans abri, exposé aux vents. Libre ? Vérifions mon passeport. Tiens, la prochaine fois que l’on me demande si « mon » pays me manque, je dirai : Oui, l’Allemagne me manque. Et la France aussi. Comme le reste.
Et vous, élèves du lycée Agora en face de moi, il vient d’où votre petit accent ?
Vous qui arrivez en France, comme moi, trouverez-vous des mots pour raconter votre « Heimat » ?
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Alexandra Saemmer
C’est la fin de l’année, une année pendant laquelle j’ai accompagné ces élèves venus des quatre coins du monde, à Puteaux, au lycée Agora, en France, sur cette île, l’île de France.
Travailler avec des élèves allophones, des élèves venus d’ailleurs, oblige à une remise en question permanente, oblige à être un peu philosophe. Barbara Cassin, dans son livre, La nostalgie parle de son attachement à la Corse, une terre qui n’est pas sienne et où elle se sent chez elle, grâce à l’hospitalité. Le sous-titre est : Quand donc on est chez-soi? Tout comme Hannah Arendt, on peut rechercher sa patrie, même quand on est exilé, dans sa propre langue ou langue maternelle. Mais on peut également trouver sa patrie dans LA langue, même si c’est la langue de l’autre, parce que la langue ça n’appartient pas…
La Corse, une île, une île qui rappelle, cette autre île que nous avons vue avec l’étude des romans de Michel Tournier, et de Daniel Defoe en étudiant le mythe de Robinson Crusoé. Les élèves ont beaucoup aimé ce personnage littéraire qui a traversé les siècles, cet exilé malgré lui qui se trouve en une terre inconnue et qu’en fera sa patrie. La nostalgie se déplace.
Tout comme Robinson, ces élèves construisent avec leurs moyens leur nouvelle vie, leur nouvelle patrie. Après une période de manque et de tristesse face à ce qu’ils ont perdu, leurs amis, leur maison, leur quartier, leur école, leurs fraîches assises existentielles, ils mettent en place, avec une étonnante logique d’adaptation des stratégies de survie. Leur priorité est la langue. Pour communiquer avec leurs nouveaux camarades au lycée, pour exister dans la ville et tisser de nouveaux liens.
Cette langue, le français, exigeante et difficile, devient avec le temps une entité précieuse et amicale. Ils se rendent compte de son importance capitale pour réussir leur arrivée et pour continuer la réalisation de leurs projets, de leurs rêves.
Après les difficultés et la déception du début, quand les mots ne viennent pas, ils commencent à s’épanouir, quand les mots et les phrases sont là, fidèles, pour les aider à s’exprimer, à exister.
Le français, la langue de l’autre, commence à ne plus être synonyme d’exclusion et de difficulté. Ils se familiarisent avec son potentiel expressif et les valeurs qu’il véhicule. De sa position initiale d’extime, la langue française devient avec le temps intime, elle commence à leur appartenir et se met parfois en conflit avec leur langue maternelle.
Avec cette nouvelle langue, qu’ils maîtrisent de mieux en mieux, ils commencent à se sentir chez eux et quand ils retournent parfois en vacances à leur pays d’origine, ils ont hâte de regagner Paris…La nostalgie, la douleur du retour chez-soi s’est déplacée… Ithaque est désormais la France pour eux et Robinson l’a emporté sur Ulysse.
Ce site, à l’image de la langue, est devenu pour les élèves un endroit familier, une sorte de maison qui les accueille, où ils se sentent désormais chez eux.
Le numérique maintenant. Le numérique dans l’enseignement ce n’est pas seulement la technologie au service de l’enseignement.
Introduire le numérique c’est aller vers le monde de ces adolescents et jeunes adultes. Le numérique c’est leur chez-soi. L’objectif fut d’aller, nous, dans leur monde dominé par leur intelligence digitale afin de leur montrer aussi d’autres potentialités que celles qu’ils maîtrisent excellemment. L’écriture et la création, le rapport intime avec le littéraire. Les élèves deviennent ainsi auteurs, dans leur nouvelle langue, grâce au numérique.
Et surtout, par le biais de LEUR site, ils communiquent avec leurs proches, famille, amis qui sont restés dans leur pays d’origine et ils sont fiers de leur montrer leur nouvelle maison, ce qu’ils ont construit ici.
Leur motivation et leur sens de l’adaptation sont pour le moins étonnants. Je voudrais donc les féliciter pour leur courage, leur force et les moyens qu’ils mettent en oeuvre pour poursuivre leurs projets.
Vassilis Plageras